le produit d’une mise en tension
Abdelnacer BENSOUL
et Raúl Morales La Mura
Terre, terre, terre… voila un cri qui fut entendu il y a très longtemps, un 12 octobre 1492 à 9h35 du matin en regardant les côtes de l’île Guanahani, située dans l’archipel des Bahamas, et aussi quinze jours plus tard en admirant celle qui deviendra l’île Hispaniola, plus connue aujourd’hui comme Saint Domingue. C’était la découverte de l’Amérique. Nous avons l’habitude de parler de mutation dans le médico-social, mais si je commence mon propos par trois fois ce mot, c’est parce que s’il y a eu une grande révolution à laquelle il faut nous référer pour comprendre notre actualité, s’il y a eu une grande mutation de laquelle nous faisons partie, elle commença ce jour là avec cette découverte ; de lors, tout n’est que déplacement, mouvement. Sans vouloir entrer dans une controverse chère aux sociologues, je me place parmi ceux qui pensent que nous sommes en train de vivre la construction ultime, la radicalisation, d’une société qui est née à peu de chose près en 1492 et que nous avons appelée Modernité. Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici c’est la construction de l’un des piliers de la Modernité : la responsabilité. Ce pilier nous éclairera sur les rapports de domination et sur la commande sociale qui produisent et qui fondent toute action de notre société, y compris celle du champ du social ou du médico-social.
Même si le concept est encore affecté par une insuffisante stabilité sémantique, comme nous l’indique Paul Ricœur, la responsabilité peut être approchée en s’appuyant de sa racine étymologique, racine avec laquelle nous pouvons dimensionner et affecter cette notion à trois formes émergentes de réponse, celle intégrée par « répondre de », celle sollicitée par « répondre à », et la dernière, celle engagée par « répondre devant ». Alors, l’être responsable sera celui à qui lui est reconnu la capacité de répondre des faits, des paroles et des pensées. Dans la lente construction historique de la responsabilité, la réponse n’a pas toujours été attendue comme l’émanation de la même figure sociale. C’est ainsi que nous pouvons nous rendre compte de la radicalisation de la responsabilité, comme le produit légitimé d’une attente de réponse allant de celle de Dieu à celle du Sujet, en passant par celle de l’Etat et celle la Communauté, et en construisant et en s’appuyant pas à pas sur un système dynamique du déplacement éthique qui rend cette radicalisation aussi prégnante qu’inéluctable.
Pour suivre le raisonnement, prenons comme exemple le fait de mon mal de dos et que ma souffrance aurait pu traverser la longue construction de la responsabilité. Donc, si j’avais mal au dos au commencement de cette lente histoire, mon premier réflexe socialement conditionné aurait été de me tourner vers Dieu et cela parce que je l’envisageais non seulement comme mon créateur, mais aussi comme le producteur de ma souffrance et surtout comme celui pouvant agir sur elle, par conséquent comme responsable de mon tout dans l’intérêt de la création. La poursuite ou l’arrêt de ma souffrance dépendra de la volonté ou de la bonté divine, faisant de moi son récepteur et, par cette qualité, socialement et durablement désigné par ma demande. En d’autres termes, je serai marqué du signe de ma demande, voir stigmatisé par elle, que la réponse divine me soit favorable ou non, et dans ces conditions j’espèrerai de la part des soignants qu’une aide bienveillante pour supporter mon stigmate.
Cette première période de la construction de la responsabilité dans la modernité, va se cristalliser et tendre vers son paroxysme jusqu’à un moment historique, que nous pouvons dater de manière allégorique en 1792, où les contradictions sociales vont œuvrer pour son déplacement. L’Etat prendra alors progressivement lieu et place dans les trois formes émergentes de réponse jusqu’à la production de ce que nous avons appelé « L’Etat providence ». Cette nomination adjectivée matérialise la figure sociale responsable, vers qui il sera désormais légitime de se tourner parce que son action est en capacité de conduire les événements et les personnes vers la fin qu’elle a elle-même prévue au nom de l’intérêt général. Si j’ai mal au dos, j’adresserai ma demande à un service de l’Etat pour que celui-ci agisse sur ou pour ma souffrance au moyen d’un dispositif qui me convoquera dans l’intérêt général, faisant de moi un demandeur et, par cette qualité, socialement et durablement assigné à ma demande. En d’autres termes, je serai affecté impérativement à la prescription de ma demande, voir destiné par cette dernière et dans ces conditions j’espèrerai de la part des soignants la prise en charge de mon destin.
La responsabilité tendant vers un nouveau paroxysme, les contradictions sociales se cristalliseront sur le refus de la personne d’être considérée comme une charge pour l’intérêt général et sur la contraction de volonté politique à continuer à la supporter, ce qui finira par argumenter pour que cette deuxième période trouve à se résoudre en son déplacement. Nous pouvons dater de manière tout aussi allégorique ce moment en l’année 1975, où le droit spécifique des personnes en situation de handicap voit le jour et, ce faisant, où l’on passe de l’intérêt général à l’intérêt particulier en divisant la population par ses caractéristiques. Ainsi avec la lenteur de l’histoire, la communauté sera légitimée socialement pour « répondre de », « répondre à » et « répondre devant ». Comme le signale F. Tönnies la communauté, à la différence de la société, exacerbe les liens affectifs pour se légitimer, elle n’a pas le pouvoir de créer l’individu qui en fait partie, mais celui de le reconnaître et d’œuvrer avec lui pour lui, en son nom et place. Ainsi, cette communauté pourra prendre diverses formes : de genre, de familles et d’associations des personnes concernées, rassemblées autour et par les mêmes critères. Si je souffre encore de mon dos, je demanderai à faire reconnaître cette qualité pour bénéficier, avec d’autres comme moi, de la réponse qui est prévue pour nous tous ou bien pour la faire exister. C’est cette double entrée, celle que nous qualifierons d’attente active qui va me constituer comme demandant et, par cette qualité, socialement et durablement consigné à ma demande. En d’autres termes, je serai circonscrit à ma demande, voir discriminé par elle parce que le droit spécifique, droit communautaire par essence, rend systématique la discrimination limitant l’individu aux formes d’un objet du droit. Dans ces conditions j’espèrerai de la part des soignants qu’ils m’accordent l’accompagnement nécessaire pour porter ma différence.
Comme les périodes précédentes, cette période tendra aussi vers son paroxysme et cristallisera aussi les contradictions sociales qui l’ont produite. En matière de handicap, par exemple, des mouvements associatifs vont lutter contre la discrimination et pour l’égalité des droits, ce qui se traduit par la revendication de la qualité de personne avant tout et surtout, de la qualité de sujet de droit. Ce combat s’achèvera en 2005 par la loi du 11 février, dite « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». Après ce long processus de rectification qui débuta en 1492, le Sujet est reconnu responsable de son propre devenir et souverain de celui-ci, pouvant enfin se recréer à sa guise et conduire les événements vers la fin qu’il aura lui-même prévue au nom d’un intérêt singulier, le sien. Si j’ai mal au dos, je demanderai la mise en place d’un dispositif unique qui veille à trouver une solution satisfaisante pour moi. Au contraire de toutes les autres, cette demande est originale dans le sens qu’elle oblige, en ce que le droit commun le permet, les parties qui se sont accordées dans la solution, le mandant et le prestataire. Assumant cette qualité de mandant, ma demande sera socialement et durablement signée par mon intérêt. En d’autres termes, je serai le souscripteur de ma demande, voir l’intéressé de celle-ci et dans ces conditions j’espèrerai de la part des soignants la prise en compte de mon intérêt.
En reprenant les déplacements qui ont participé à la radicalisation de la responsabilité et par conséquent de la modernité, nous avons trouvé qu’en même temps que la responsabilité passait de Dieu à l’Etat, de celui-ci à la Communauté et finalement de cette dernière au Sujet, la commande sociale de ce qui est légitimement escompté s’est aussi déplacée, allant de l’aide à la prise en charge, puis l’accompagnement et finalement la prise en compte. Comme le montre la figure (1), dans ces déplacements successifs nous avons assisté à un véritable renversement à partir de la reconnaissance du Sujet comme responsable, c’est pourquoi nous pouvons parler d’étape ultime de ce long processus que nous avons raconté. Ce renversement percute d’autant la construction de la figure du professionnel, lequel avait jusqu’ici fondé sa pertinence sociale sur l’argumentation d’un mythe, celui de la Vérité du besoin et du Besoin de la vérité, désormais il devra la fonder sur le Droit, ce qui ne signifie pas qu’il ne sera pas sollicité pour répondre à des besoins, mais pas seulement parce qu’il pourra lui être demandé du superflu si cela est prévu par le droit.
Figure (1) Déplacement de la responsabilité : du Besoin au Droit
La commande sociale, de ce qui est légitime d’escompter de la part de celui qui agit au nom de la figure responsable, va donc déterminer la relation existante entre les acteurs en général et entre ceux du social et du médico-social en particulier : l’institution, le professionnel et la personne. Ces derniers sont liés par une relation du type identitaire parce que chacun a besoin de l’autre pour se produire et se reproduire en tant qu’être social. L’institution a besoin des personnes pour instituer et des professionnels pour qualifier ce qu’elle a institué, le professionnel à besoin de l’institution pour légitimer sa faculté à professer et des personnes pour professer, les personnes ont besoin de l’institution pour se faire reconnaître et des professionnels pour qualifier cette reconnaissance.
Chacun ayant des intérêts qui lui sont propres et avant tout singuliers, chacun voulant trouver satisfaction jusqu’au paroxysme de ceux-ci, mais ayant besoin de l’autre pour les accomplir, comme nous le montre la figure (2), ils ne pourront matérialiser l’action qui abondera leurs satisfactions qu’au but d’une mise en tension de ces intérêts dans un équilibre argumenté par le juste compromis trouvé. Juste compromis qui n’est pas pour autant le bon mais seulement celui issu juste d’un tiraillement s’accordant pour agir. En effet, si l’équilibre trouvant l’action est de force centripète, les intérêts singuliers sont plutôt de force centrifuge : la personne voudra que l’action menée réponde de manière exhaustive et exclusive à l’ensemble de ses intérêts et cela tendant à amener la relation vers un paroxysme que nous pouvons qualifier de tyrannie narcissique, le professionnel en fera de même pour faire tendre la relation vers un autre paroxysme que nous appellerons tyrannie techniciste, et l’institution ne sera pas en retrait de cette logique tendant à édifier la relation vers un dernier paroxysme que nous nommerons comme une tyrannie totalitaire.
Figure (2) L’action au centre du dispositif
L’équilibre trouvé est donc par nature fragile et éphémère, ce qui oblige les acteurs à prévoir les conditions de sa stabilisation. Toute résolution sera forcément clivée par la commande sociale parce que c’est elle qui donne l’argument au rôle socialement concédé à chacun et donc au poids de leurs intérêts dans leurs mises en tension. Ainsi, dans les trois premières périodes, et par conséquent pour les trois premières commandes sociales de l’escompté, la stabilisation fut garantie par la confusion entre l’un des acteurs et la demande en même temps que par un accord utilitaire entre les deux autres, désignant, assignant puis consignant le premier à une domination fondée sur la recherche de son bien. L’action fut alors mystifiée pour dissimuler la tension des intérêts qui l’accomplissent. Dans la dernière période l’égalité de subordination de trois acteurs est socialement légitimée, ce qui préfigure un rapport de forces équivoque garantissant la stabilisation dans la conclusion explicite de ce qui est a priori attendu et qui sera a posteriori réalisé par chacun, l’action est alors stipulée et objectivée par la négociation entre intérêts singuliers.
La découverte de l’Amérique nous a emmené bien loin, pouvons nous penser, mais ce serait sans compter que l’ensemble des ingrédients qui ont fondé la Modernité étaient dès son origine présents et que nous avons assisté dès lors et pas à pas à sa construction, à sa radicalisation. Il nous reste à savoir ce qu’il adviendra après cette radicalisation. Une société, peut-être ou certainement, appelée autrement et construite sur d’autres fondements, mais cela est un autre débat et le rôle des sociologues n’est pas celui de visionnaire ou de devin.
– Bibliographie
Docteur en Neuro-Sciences, Expert dans l’handicap et Président de l’association de Coopération Franco-Algérienne de Montagne en Montagne « Lorraine-Jijel ».
Sociologue, chercheur au Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales – Equipe de Recherches en Anthropologie et Sociologie de l’Expertise (2L2S-ERASE) de l’Université Paul Verlaine de Metz. Conseiller réseau pour les missions associatives de l’Association des Paralysés de France.
A. GIDDENS, Les conséquences de la modernité, 1990, Paris, L’Harmattan, coll. « Théorie sociale contemporaine », 1994.
P. RICOEUR, « Le concept de responsabilité : essai d’analyse sémantique », Esprit, n° 206, 1994, pp. 28 – 48.
J. CHARBONNEAU, PH. ESTEBE, « Entre l’engagement et l’obligation : l’appel à la responsabilité à l’ordre du jour », Le Lien Social et Politique, n° 46, automne 2001, p. 7.
Rappelons la pensée de Nietzsche pour qui deux facteurs sont présents dans la responsabilité : le premier est qu’il faut quelqu’un qui souhaite être reconnu responsable et qui assume par ce fait la rectification qui le rendra appréciable, le second est qu’il faut une autorité, reconnue légitime par celui qui a exprimé le souhait, pour se sentir obligé d’avoir à lui répondre. Celui qui oblige et celui qui se sent obligé se déterminent ainsi réciproquement. F. NIETZSCHE, La généalogie de la morale, 1887, Paris, Gallimard, coll. « NRF – Idées », 1969.
R. MORALES LA MURA, Responsabilité institutionnelle, de la croyance à la lucidité, Paris, l’Harmattan, 2005, pp. 87-100.
Le terme déplacement est pris ici comme ce levier d’Archimède permettant avec un moindre effort de bouleverser le tout sans changer la nature des parties, de répondre à une crise polarisée avec la traduction et l’interprétation des parties de sorte que les intérêts particuliers soient pénétrés de la nouvelle objectivation. Voir, B. LATOUR, Les microbes guerre et paix, suivi d’irréductions, Paris, A. M. Métailié, coll. « Pandore », 1984.
F. TONNIES, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, 1887, Paris, Retz – C.E.P.L., coll. « Les classiques des sciences humaines », 1977.
Un demandant est celui qui non seulement fait une demande mais en plus qui en est le porteur.
Ce terme est souvent interprété avec une rhétorique autour du partage, l’accompagnateur serait celui qui partage le même pain. Mais, cette interprétation qui force dans le registre du pathos néglige que le premier sens du mot « accompagner » est celui de se déplacer avec un être animé, il y a là une simple notion de mouvement qui est donné. De plus si nous regardons l’étymologie nous verrons que le terme repose sur trois composantes « ac – cum – paganus », c’est-à-dire « cependant – du même – pays », donnant une notion de territoire cette fois-ci. En liant ces deux interprétations, nous pouvons comprendre le terme « accompagner » comme le fait de se déplacer avec quelqu’un dans un territoire qui nous serait commun. Si ce territoire est ma souffrance, mon mal de dos, celui qui m’accompagne ne la partage pas pour autant, mais il la parcourt avec moi. S’il y a quelque chose partagée par et dans ce territoire, ce sont les rôles de chacun, celui de souffrant et celui de soignant, sachant que le deuxième se définit forcément par le premier.
« Cette tâche d’élever et de discipliner un animal qui puisse faire des promesses a pour condition préalable (…) celle de rendre d’abord l’homme déterminé et uniforme jusqu’à un certain point, semblable parmi ses semblables, régulier et, par conséquent, appréciable. Le véritable travail de l’homme sur lui-même pendant la plus longue période de l’espèce humaine (…) ce n’est que par la moralité des mœurs et par la camisole de force sociale que l’homme est devenu réellement appréciable. Plaçons-nous par contre au but de l’énorme processus (…) et nous trouverons l’individu souverain. » F. NIETZSCHE, La généalogie de la morale, c.f., pp. 77 – 78.
R. MORALES LA MURA, « De l’accompagnement à l’accompagnement expert », Les frontières de la profession : profane, amateur et professionnel, in 2ème congrès de l’Association Française de Sociologie, Bordeaux, AFS, 2006.
« On doit considérer la professionnalisation comme le résultat d’un travail de construction de la compétence (…). Ce travail est en particulier une activité d’argumentation (…) visant à construire la prestation comme réponse à un besoin, et la compétence comme nécessaire à la bonne réalisation de la prestation (…). Ce travail dans sa phase d’édification des professions est une rhétorique de la Vérité du besoin, de la science, de la relation besoin/science. » C. PARADEISE, « Rhétoriques professionnelles et expertise », Sociologie du travail, n° 27, janvier 1985, p. 18.
Pour compromis il faut comprendre cet accord où chacun garanti, dans un contexte donné, la présence du minimum de ce qu’il peut promettre.